L'auberge Follo

L’Amazone avait accosté à Mayagüez, le port de l’ouest de Porto Rico. Saveria dut montrer son passeport et son certificat de baptême à deux fonctionnaires qui contrôlaient les passagers sur le quai. Les deux Espagnols ne furent pas étonnés de voir débarquer une corse : ils étaient de plus en plus nombreux à arriver sur l’île. Cependant, le fait qu’elle voyageât seule lui valut une série de questions. Elle bafouilla le nom de son cousin et expliqua qu’il allait bientôt venir la chercher. Sa performance, en partie à cause de son espagnol rudimentaire, ne fut pas très convaincante et les fonctionnaires s’agacèrent.Paniquée, croyant qu’ils allaient la renvoyer sur le bateau, elle leur dit que son cousin l’attendait à l’auberge Follo. Au nom de l’auberge, un sourire malicieux apparut sur le visage des deux hommes, et leurs questions cessèrent. Ils avaient compris sa situation et la laissèrent passer. Elle n’osa pas leur demander la direction. Plus loin, c’est un marin qui lui indiqua une maison qui donnait sur le port et lui fit un clin d’œil en partant. Elle ne s’en soucia pas et se dirigea vers l’auberge en transportant sa valise qui comportait l’intégralité de ses affaires.

Arrivée à l’établissement, elle tapa fortement à la porte. Un homme de la cinquantaine, qui portait un costume de lin et des gants blancs, l’accueillit avec un sourire éclatant malgré ses dents mal alignées. Il la jaugea de haut en bas. Il s’agissait bien d’Anghjulu, le patron de l’auberge Follo que lui avait recommandé son cousin pour l’attendre. Il l’aborda en français :

— Laisse-moi deviner, tu viens tout juste de débarquer de Corse, ma petite ? Comment puis-je t’aider ? Quel drôle de choix de venir ici en premier ! S’exclama-t-il.

Saveria put voir derrière Anghjulu à quoi ressemblait l’intérieur de l’auberge et blêmit en voyant passer une jeune femme en corset. Elle comprit la raison du sourire des fonctionnaires et du clin d’œil du marin. Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas frappé à la porte d’un hôtel respectable, mais bien d’une des maisons closes du port. Avait-elle traversé un océan entier pour arriver aussi bas ? Elle maudit silencieusement son cousin. Malgré sa trahison, elle se dit qu’il ne lui avait pas recommandé pour rien Anghjulu qui était corse comme eux. Elle ne connaissait personne à Porto Rico ; elle n’avait sans doute pas d’autre choix que de séjourner ici. Elle demanda, hésitante :

— Vous êtes bien le patron de l’auberge Follo ?

— Oui, tu as devant toi l’incroyable, le bienfaisant, le merveilleux Anghjulu de Mayagüez. Mais tu peux m’appeler Angel, comme tout le monde, pouffa-t-il en mettant sa main gantée devant son visage pour cacher ses dents.

— Mon cousin Ghjuvanni Bonavita m’envoie ici, pour séjourner chez vous.

— Ghjuvanni ? Ce vaurien ? vociféra Anghjulu. Il a bien du culot de croire que je lui dois quelque chose, c’est lui qui doit des dettes à tout Porto Rico !

Le visage de Saveria perdit une nouvelle fois ses couleurs ; un vertige la prit. La voyant vaciller, Angel s’en voulut et se reprit :

— Je sais bien que ton cousin et toi, ce n’est pas la même histoire. S’il t’a envoyée ici, c’est qu’il y a bien une raison. Et je vais te la dire : c’est que je déteste faire comme tout le monde ! Tous les autres habitants de Mayagüez t’auraient jetée à la porte ! Mais moi, je vais te garder, je ferai de toi une vraie boricorsa. Entre !

Saveria posa sa valise dans l’entrée puis découvrit le grand salon, avec de grandes fenêtres donnant sur la mer et une quantité incroyable de fleurs exotiques. Il y avait même un piano. Cet ameublement de qualité surprit Saveria. Ce n’était pas du tout l’idée qu’elle se faisait d’une maison close, mais après tout, c’était la première fois qu’elle entrait dans un tel lieu.

— C’est… beau, souffla-t-elle

Tu vois ici dix années de travail, ma petite ! Comme je te l’ai déjà dit, je n’aime pas faire comme les autres. Je n’avais aucune envie d’ouvrir un petit magasin banal, et j’ai eu l’idée de cette maison à la place. Tu verrais les autres établissements : des taudis ! Alors que les hommes de Mayagüez s’enrichissent, il leur faut des plaisirs de plus grande qualité.

Saveria se remit de l’ébahissement qui l’avait saisie et serra sa valise contre elle en disant :

— Je vous préviens, je ne travaillerai pas pour vous.

Angel s’esclaffa :

— Ah, ma pauvre ! Mes filles comme mes clients sont triés sur le volet. Et malheureusement, tu ne serais pas au goût de tout le monde : tu as quelques rondeurs qui ne sont plus à la mode aujourd’hui. Et puis, ma clientèle veut de l’exotisme, des couleurs ! Non, vraiment, ma chérie, tu ne ferais pas l’affaire.

Saveria était à la fois soulagée de ne pas intéresser Angel mais également blessée par sa remarque sur son physique. Mais elle se ressaisit en repensant à Petru, qui devait bien l’avoir trouvée belle et attirante. Au lieu d’en vouloir à Angel, elle lui pardonna : c’était un excentrique. Elle lui sourit.

— Regarde comme tu es plus belle quand tu souris, je t’aime déjà, dit Angel en riant et en faisant un tour sur lui-même. Monte, je te montre ta chambre, ma jolie.

La chambre que lui présenta Angel était au troisième et dernier étage de la maison. Un petit couloir donnait sur deux chambres opposées ; la sienne avait une lucarne donnant sur la mer. Lorsqu’elle entra, le jour commençait à se coucher et la lumière du soir ondulait sur le lit. La chambre avait également une armoire et un petit bureau sur lequel étaient posés quelques coquillages. Saveria put respirer plus tranquillement : cette pièce lui plaisait ; elle n’aurait pas à fuir l’auberge dès le lendemain.

Angel voulut continuer à lui parler pour lui demander de quel village elle venait. Mais le regard de Saveria était perdu ailleurs : elle regardait le coucher du soleil par la fenêtre et répondit de côté. Elle respirait la fatigue. Le patron fut compréhensif, connaissant le voyage qu’elle avait fait. Le même chemin qu’il avait parcouru des années auparavant. Il lui prit la main, la baisa, et la laissa seule. Saveria s’écroula sur le lit où elle s’endormit sans dîner.