L'escale
Le paquebot l’Amazone était arrimé au port de Cayenne, en Guyane. Saveria dit au revoir à Mariana en se jetant dans ses bras. Elles savaient toutes les deux qu’elles ne se reverraient jamais. Elles ne trouvèrent pas les mots pour se dire adieu et se quittèrent sur un simple au revoir. Mariana allait embarquer sur un autre navire pour rejoindre son mari à Caracas au Venezuela, alors que Saveria allait rester sur l’Amazone, qui effectuait une boucle en passant par les Caraïbes et les États-Unis avant de rentrer en France par le nord de l’Atlantique.
Survint sur le navire une multitude de colporteurs montés à bord pour vendre leurs biens aux passagers fraîchement arrivés. Ce fut un joyeux tumulte. Les vendeurs interpellaient les passagers avec quelques mots en français, en italien ou en espagnol. Saveria prit plaisir à voir autant de nouveaux visages, dont les formes et les couleurs lui étaient encore inconnues. Un des colporteurs vit Saveria et se dirigea vers elle :
— Jeune fille ! Venez goûter au rhum le plus connu de Guyane. Je suis sûr que vous êtes venue jusqu’ici seulement pour l’essayer !
Saveria, en tant que fille de vigneron, aimait le vin mais n’avait jamais bu d’autres alcools. Elle déclina promptement. Le colporteur partit en lui tirant la révérence, et un autre homme en uniforme prit sa place :
— Mademoiselle Saveria Bonavita ?
— Oui ?
— Une lettre pour vous, venant de Porto Rico.
— Merci, je l’attendais.
Elle prit l’enveloppe entre ses deux doigts et en tira la lettre de son cousin pour la lire aussitôt :
« Chère petite Saveria,
Que tu as dû grandir depuis notre dernière rencontre !
Cela me ferait plaisir de te revoir. Malheureusement je ne pourrai pas t’accueillir en personne, j’ai un voyage d’affaires qui me retient à Cuba. Pourrais-tu une fois arrivée au port de Mayagüez demander le chemin vers l’auberge Follo. Le patron Anghjulu est un ami, c’est un des premiers boricorsos, le nom que l'on donne aux corses à Porto Rico, nous nous entraidons. Dis-lui que tu viens de ma part et il t’hébergera pendant mon absence.
A bientôt,
Ton cousin Ghjuvanni »
Saveria était abasourdie : après ce long voyage son cousin n’allait pas l’attendre au port de Mayagüez et elle allait devoir demander de l'aide à un inconnu. Elle frissonna à l’idée de devoir attendre le retour de son cousin dans une auberge. Pour se donner du courage, elle héla le colporteur de rhum, qui avait tenté de lui vendre une bouteille :
— Monsieur ! J’ai changé d’avis, à combien vendez-vous votre bouteille ?
— Cinq francs de la Caisse centrale d’Outre-mer ! lança-t-il
— Combien cela fait en francs germinal ? Demanda Saveria
— C’est simple, cela fait le quintuple, donc vingt-cinq francs germinal.
— Je t’en prends une. Comme tu l’as dit, il semblerait que j’aie fait cette traversée seulement pour déguster ce rhum et pour rien d’autre !
Le colporteur lui fit un clin d'œil complice et lui donna la bouteille contre les billets, tout heureux d’avoir fait affaire avec cette française qui ne connaissait pas encore le taux de change entre la Guyane et la France. En effet celui-ci était au triple et non au quintuple. Une fois que le tumulte se fut tu et que les colporteurs furent descendus de l’Amazone, Saveria s’accouda à la balustrade. Elle but tranquillement le rhum, qui était fort bon, en regardant le soleil se coucher sur cette terre inconnue. Il lui suffisait de descendre du navire pour découvrir un monde nouveau, mais elle se réservait cette aventure pour sa destination finale : Porto Rico.