La chambre d'à côté

Saveria s’était peu à peu habituée à l’agitation constante qui animait l’auberge Follo. Un grain de folie habitait Angel, qui accueillait jour et nuit les citoyens de Mayagüez. Certains venaient profiter du charme des filles qui y travaillaient ; d’autres venaient simplement passer du temps et jouer à l’un des seuls pianos de la ville, généreusement offert par un Américain qui avait séjourné à l’auberge Follo. La plupart étaient des émigrés espagnols, installés à Porto Rico ou venus d’Amérique du Sud. Pour eux, l’auberge Follo était une seconde maison, un lieu où festoyer en toute liberté, portée par l’extravagance d’Angel, qui animait les soirées et s’assurait que rien ne manquait : rhum, fleurs, musique, ainsi que de jolies filles et des chambres privées à louer. Malgré leurs prix élevés, celles-ci ne manquaient jamais d’être occupées ; le luxe et l’attention qu’Angel consacrait à son établissement payaient.

Saveria n’osait pas encore partager cette effusion d’énergie, même si Angel réussissait à la mettre à l’aise et qu’elle ne se sentait pas sollicitée. À vrai dire, son espagnol lui permettait de se faire comprendre et de régler les détails pratiques du quotidien, mais elle ne pouvait pas encore imaginer tenir une conversation en buvant du rhum, en essayant de parler aussi fort que les autres. Surtout, elle se voyait dans l’incapacité d’échanger des idées qui lui tenaient à cœur. Elle avait l’impression que le langage se dressait entre ses pensées et son discours, bloquant sa réflexion. Elle ne voulait pas donner une image fausse d’elle-même, celle d’une personne désintéressée qui ne tiendrait pas assez à ses idées pour les exprimer ni les défendre.

Elle progressait cependant. Sa timidité et son regard ouvert sur ce monde inconnu avaient attiré l’intérêt de Francisco, l’un des peintres qui avait offert des toiles à l’auberge Follo. En effet, le salon principal était parsemé de fleurs exotiques disposées sur des consoles, et, sur les murs, leurs répliques peintes ajoutaient d’autant plus des couleurs à la pièce. Il arrivait à Francisco de passer plusieurs après-midi à observer les fleurs qu’Angel se procurait avant de poser les couleurs sur la toile. Saveria, curieuse, avait contemplé l’espace blanc se remplir peu à peu. Elle n’avait jamais eu l’occasion de voir un artiste à l’œuvre ; elle était étonnée d’observer la manière dont le peintre parvenait à capturer une part de son quotidien à laquelle elle n’aurait prêté autrement que peu d’attention.

Quant à lui, la curiosité de Saveria lui plut. Elle n’était pas comme ceux qui le dénigraient parce qu’il ne peignait pas de portraits. En fin de journée, ils échangeaient quelques mots, puis ils prirent l’habitude de se retirer à l’écart, dans la cuisine. Francisco voulait faire une série sur les fruits, dont la diversité était immense sur l’île : les rendre précieux, montrer aux gens ce qu’ils mangeaient tous les jours sans prendre le temps de les apprécier réellement. Pendant son travail, il se plaisait à discuter calmement avec Saveria, lui pardonnant ses erreurs de langage et la corrigeant peu. Dans ce climat paisible, elle progressait vite : son vocabulaire s’étendait chaque jour et elle n’oubliait pas les mots qu’elle découvrait avec lui. Angel connaissait bien Francisco et ne craignait rien pour Saveria en les laissant tous les deux. Depuis le temps qu’il venait à l’auberge Follo, il n’avait jamais joué avec les jupons d’une des hôtesses ; Angel savait que cela ne l’intéressait pas, que la plus charmante de ces demoiselles ne serait pas à son goût.

Cette relation particulière que Saveria entretenait avec Angel et Francisco lui valait les soupçons des autres filles de l’auberge. Lorsque Angel sortait dans la journée pour régler ses nombreuses affaires et que Francisco ne venait pas, elle restait seule dans sa chambre à contempler la mer. Elle avait écrit une lettre à son père il y a un mois, décrivant sobrement la trahison et la faillite de son cousin Ghjuvanni. Elle avait omis sa situation à l’auberge Follo, préférant le rassurer en parlant d’un hôtel convenable qu’elle pouvait s’offrir. Elle attendait encore la réponse de son père et des instructions, qui mettraient au moins un autre mois à lui parvenir.

Pendant ces moments de solitude, elle s’installait à son bureau et parcourait son livre de médecine. Ce livre était le seul lien qui la rattachait à son passé et lui rappelait son ancien fiancé, Petru. Lire et relire les descriptions des maladies et des remèdes lui rappelait le temps passé avec lui. Sa lecture était ponctuée par le fracas des vagues, qui semblaient venir se briser directement sur les carreaux de sa fenêtre, et non sur la digue dont l’auberge marquait la fin. Lorsque la mer se calmait, les éclats de voix provenant du bas n’arrivaient pas à la troubler ; mais des cris graves venant de la chambre voisine lui faisaient relever la tête de son livre. Aucun client ne montait à l’étage et elle ne comprenait pas d’où venaient ces râles. Elle demanda une explication à Angel alors qu’elle l’aidait à porter des caisses de bouteilles de rhum. Le patron de l’auberge posa la caisse de douze bouteilles à terre et prit un air sérieux, qui lui était rare, pour lui dire :

— Tu n’es pas seule au dernier étage. Dans l’autre chambre habite Rosa, qui était adorée par de nombreux hommes de Mayagüez. Mais ce n’est plus que l’ombre d’elle-même aujourd’hui. Elle ne peut pratiquement plus sortir de son lit.

— La pauvre… De quoi est-elle atteinte ? s’enquit Saveria.

— La maladie a commencé par la défigurer, avant de lui causer de graves douleurs et de la clouer au lit… Ce n’est pas la première fois que je vois ces effets chez une de mes filles. Quand le mal commence, elles retournent, honteuses, dans leur famille et je n’ai plus de nouvelles d’elles. Mais Rosa ne peut pas revenir facilement auprès des siens. Heureusement, elle était appréciée, si appréciée, qu’un protecteur veille sur elle et lui paie sa chambre en hommage à sa beauté disparue.

— Pourtant, je n’ai jamais vu un homme monter voir si elle allait bien, s’interrogea Saveria.

— En effet, il ne lui rend jamais visite. Je pense qu’il lui accorde ces largesses par culpabilité et que c’est lui qui lui a donné la vérole. Moi, tant que le loyer est payé, je peux me permettre de garder une mourante au dernier étage. Je le fais aussi par devoir, car c’est en partie grâce à elle que j’ai connu un tel succès.

Saveria hocha la tête et nota attentivement le nom de la maladie, « vérole », dans son esprit, afin de s’empresser d’en rechercher la signification dans son livre. Il était minuit passé lorsqu’elle découvrit avec horreur l’évolution des symptômes de la Syphilis, l’autre nom de la grande vérole. La maladie commençait par des petites lésions, sous forme de bouton sur les muqueuses ; dans un deuxième temps les lésions se propageaient à l’ensemble du corps sous forme de tâches et d’éruptions. Finalement le cerveau lui-même pouvait être atteint, causant des douleurs, des paralysies ainsi que des hallucinations. Si son livre disait vrai, et sachant que Rosa avait du mal à se lever, sa voisine devait déjà se trouver dans un état avancé de la maladie. Une onde d’affection partit de sa poitrine et se traduisit par des larmes longues et silencieuses. Elle devait l’aider ; elle ne pouvait supporter de la savoir seule, de l’autre côté du couloir, attendant que sa dernière heure arrive.

Au petit matin, les cris reprirent. Saveria se leva et s’aventura dans le couloir encore sombre qui séparait leurs chambres. Elle toqua à la porte de sa voisine ; le silence se fit. Elle prit une inspiration et tourna la poignée pour pénétrer dans la chambre de la malade. La tristesse de la veille lui traversa de nouveau la poitrine lorsqu’elle vit Rosa, transpirante, qui gémissait. Cette fois, elle ne pleura pas : elle ne pouvait plus se le permettre devant cet être qui souffrait. Elle s’assit sur une chaise pour regarde Rosa tout en restant un peu à distance. La chambre à cette heure matinale était baignée d’une lumière blafarde. Saveria crut voir que Rosa était recouverte de petits coquillages blanchâtres, avant de s’apercevoir qu’il s’agissait de l’un des symptômes de la maladie qu’elle avait lus, qui ravageait son corps et se transformait en sillons sur son visage. Rosa devait être méconnaissable pour ceux qui l’avaient fréquentée.

La présence de Saveria agit sur la malade ; ses cris cessèrent et un murmure sortit de sa bouche :

— Est-ce… Est-ce que tu existes ?

Saveria fut prise de court par la question. Elle comprit que c’était l’effet d’un autre mal, celui de l’isolement. Elle fut envahie de compassion.

— Oui, j’existe pour de vrai. Je suis là, je vais m’occuper de toi.

La jeune Corse lui promit de ne pas l’abandonner dans le tombeau qui se formait autour d’elle.