La traversée
Le voyage ne dura que vingt-sept jours, que Saveria consigna un à un dans un carnet. Elle avait redouté cette épreuve où elle n’avait pas d’autre choix que de remettre son sort à la compagnie des Messageries Maritimes. C’était la compagnie la plus abordable pour effectuer une traversée depuis Marseille jusqu’en Guyane, où la France envoyait ses bagnards, et où elle pourrait prendre une liaison pour les Caraïbes. Heureusement pour elle, les Messageries Maritimes se chargeaient principalement du courrier et non du transport des prisonniers.
La première étape de Saveria depuis Bastia fut de prendre l’un des paquebots de la compagnie corse Valery, qui effectuait les liaisons plusieurs fois par semaine jusqu’à Marseille. Elle embarqua sur le " Progrès " et, depuis le pont du navire, vit disparaître lentement la Corse au loin. Une fois arrivée, elle se rendit sur la place Sadi-Carnot, où elle échangea au siège des Messageries maritimes la moitié de tout ce qu’elle possédait contre son billet, comme son père l’en avait prévenue. Ses espérances et ses peurs étaient contenues dans ce papier rectangulaire, certifié d’un tampon, où était dessiné un navire à vapeur du nom de " l’Amazone "; ce bateau allait l’emporter, ainsi que deux cents autres passagers, vers l’Amérique du Sud.
Au port de la Joliette, la peur l’emporta sur l’espérance. Elle embarqua dans une atmosphère chaotique : les marins s’occupaient de charger les ballots de courrier et laissaient les passagers se précipiter à bord, de crainte que le paquebot parte sans eux. Au contrôle du billet, on lui désigna l’entrepont, où l’odeur faillit la faire redescendre aussitôt sur le quai. On avait prévu d’entasser ici, pour les vingt jours de la traversée, les voyageurs, principalement des chercheurs d’or ayant eu vent des mines découvertes en Guyane. La compagnie avait à peine pris le temps de nettoyer le dortoir, se préoccupant plus du courrier qu’elle transportait entre les continents que des hommes.
Voyant son visage pâlir, un matelot de l’équipage la prit par le bras pour la conduire vers le quartier des femmes célibataires et des familles, situé à l’extrémité de l’entrepont. La puanteur y était atténuée et elle remercia le matelot, qui lui répondit que la séparation était nécessaire pour ne pas échauffer les esprits. Elle prit place sur une couchette et, tandis qu’elle y installait ses affaires, deux yeux espiègles observaient ses faits et gestes.
Quand Saveria s’en aperçut, elle salua la fille à la peau mate et aux cheveux coupés au niveau du cou qui allait être sa voisine pendant la traversée :
— Bonjour, vous vous rendez également en Guyane ?
— Yo no hablo francés, hablas espanol ? *.
C’était la première fois que Saveria rencontrait une personne qui ne parlait pas sa langue. Elle resta pantoise. La femme aux cheveux courts n’en fut pas gênée et lui fit un grand sourire. Saveria essaya de lui parler en corse.
— Ùn parlgu micca spagnolu. Ma forse chì capisci u corsu ? Vengu à Portu Ricu.
La femme ne comprit ni le corse ni le français, mais elle comprit " Portu Ricu ". Elle répéta plusieurs fois " Porto Rico " en insistant sur les " o " que la Corse prononçait mal, puis lui tendit la main en se présentant :
— Me llamo Mariana, voy a Venezuela.
Elle ajouta :
— Verás, el español es sencillo, voy a ensenártelo.
Saveria ne comprit pas grand-chose mais lui rendit son sourire. Elle comprit qu’elle pourrait compter sur cette nouvelle amie pendant la traversée, et que celle-ci serait moins pénible à deux. Mariana était assez bavarde et tentait de lui expliquer les mots d’espagnol avec les mains, et lui en faisait répéter. Par ce stratagème, et en recoupant avec les mots en français et en corse, Saveria comprit que Mariana allait rejoindre son mari au Venezuela. La femme lui montra les cinq doigts de sa main, qui représentaient le nombre d’années depuis que son mari était parti avant elle.
La corne de brume du paquebot retentit soudain pour annoncer le départ, et elles se rendirent toutes deux sur le pont. Le navire quitta doucement le port de la Joliette sous le regard protecteur de la Bonne Mère; la nouvelle basilique de Marseille dont la construction venait seulement de s’achever. Saveria essaya de garder le plus longtemps possible dans son champ de vision la statue dorée de la Vierge à l’Enfant, tentant de se rattacher à son dernier repère du monde connu.
Quelques jours plus tard, pendant la traversée.
Mariana ouvrit les yeux en pleine nuit : un bruit autre que celui des vagues et des machines l’avait réveillée. C’était Saveria, en sanglots, cachée sous son drap. L’Espagnole en eut le cœur serré.Voilà une semaine qu’elles étaient en pleine mer, après avoir quitté les côtes de l’Afrique. Les deux femmes étaient devenues amies et conversaient en espagnol ; Saveria maîtrisait de mieux en mieux la langue. Elle se leva de sa couchette pour venir près de son amie et lui demanda en chuchotant :
— Qu’est-ce que tu as ?
— J’ai peur, répondit la jeune Corse en réprimant ses sanglots.
— De quoi as-tu peur ? Des tempêtes ? Le capitaine nous a pourtant annoncé qu’on ne devrait pas en rencontrer. Sois rassurée.
— Non, ce n’est pas des tempêtes.
— De quoi as-tu peur, alors ? demanda Mariana, faisant preuve de patience envers sa cadette.
— De ne jamais revoir la Corse. De ne jamais revenir. D’avoir vu pour la dernière fois mon village et mes parents.
Mariana soupira : elle aussi allait avoir le mal du pays, et c’était pour cette même raison qu’elle avait retardé autant que possible son voyage pour rejoindre son mari. Mais à la différence de Saveria, elle avait eu quelques années pour se préparer à cette idée. Elle s’assit sur la couchette de sa voisine pour la prendre dans ses bras, comme une mère qui berce son enfant avant de le coucher. Elle baissa encore d’un ton sa voix pour que Saveria se concentre sur ses paroles, qu’elle seule allait entendre :
— Combien de choses t’attendent, pour celles que tu laisses derrière toi ? Combien de rencontres, combien d’histoires d’amour, combien de leçons ? À partir de maintenant, compte, et plus tard tu pourras dresser le bilan de ton voyage. Tu te diras que tu as eu une vie exceptionnelle, et tu seras fière de toi.
Saveria hocha doucement la tête pour dire qu’elle avait bien compris. Plus sérieusement, Mariana lui demanda :
— De la famille t’attend là bas ?
— Oui, mon cousin a organisé ma venue. Une lettre m’attendra en Guyane avec les indications pour que je le rejoigne à Porto Rico.
— C’est bien, dors tranquille alors, rien ne peut t’arriver.
Quand Saveria ferait, bien plus tard, le bilan de sa vie, repensant à Mariana et à cette dernière phrase, elle ne pourrait s’empêcher de se dire à quel point elle avait tort à ce moment-là, et que ces douces paroles ne l’avaient en rien protégée de la réalité.
* Traduction du dialogue :
— Bonjour, vous vous rendez également en Guyane ?
— Je ne parle pas français, tu parles espagnol ?
— Je ne parle pas espagnol. Tu me comprends si je parle corse ? Je vais à Porto Rico.
— Je m'appelle Mariana, je vais au Venezuela.
— Tu verras l'espagnol est facile, je vais te l'apprendre.