L'appel de l'inconnu

À l’étage, l’aînée des Bonavita dépassa la chambre commune avec ses frères et sœurs pour gagner une petite pièce qui abritait un bureau. Ici, elle pourrait se ressaisir et réfléchir posément. Elle alluma une bougie posée sur le bureau. Elle espéra que le peu de cire qui restait lui permettrait de tenir un moment, car elle ne comptait pas dormir de sitôt. Depuis qu’elle avait aperçu cet éclat de lumière dans le ciel, elle avait l’impression de vivre dans un rêve. Le choix de ses parents avait ébranlé sa réalité. Elle s’était toujours représentée son avenir comme celui de l’épouse d’un médecin respecté du continent. À présent, ses certitudes volaient en éclats. Elles étaient compromises par une réalité plus lointaine et étrangère, dont elle était séparée par un océan entier.

La traversée devait être si longue, surtout seule ! Le voyage lui faisait peur, mais l’arrivée l’effrayait moins. Les rumeurs allaient bon train sur la fortune que leur cousin s’était constituée. Elle ne doutait pas qu’il saurait l’accueillir en grande pompe à Porto Rico.

Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il devait avoir un projet en tête pour elle là-bas. La faisait-il venir pour renouer avec sa famille comme il l’affirmait à ses parents, ou bien avait-il une raison cachée, comme la présenter à l’un de ses amis avec qui il voulait s’allier par un mariage ? Elle devait rester sur ses gardes tant qu’elle n’en saurait pas davantage. La dernière fois qu’elle avait vu son cousin remontait à sa petite enfance, elle se remémorait la grande fête qu’on avait organisée pour son départ. Il avait dû beaucoup changer depuis.

Elle ne savait pas si ses parents lui laissaient le choix de partir où s’ils comptaient la traîner de force sur le pont du navire. Elle ferma les yeux et imagina sa vie avec Petru si elle s’enfuyait pour le rejoindre à Rome au lieu de suivre leurs indications. Serait-il heureux de la voir ? Sûrement. Mais accepterait-il de la cacher un certain temps ? Elle en était beaucoup moins certaine.

Elle avait rencontré Petru à l’école de Murato. Elle était très reconnaissante à son père de lui avoir permis d’étudier. Depuis 1833 et le décret Guizot, les instituteurs étaient rémunérés par l’État, ce qui leur garantissait un salaire. Le décret avait entraîné l’ouverture d’écoles dans les villages. Cela ne voulait pas dire pour autant que l’école était obligatoire ni gratuite. Mais à cette époque, son père avait encore ses vignes et pouvait se permettre d’envoyer ses enfants à l’école. Sa dernière petite sœur n’était pas encore née et Saveria avait trois frères, son père prit la décision de les éduquer tous les quatre. Il chérissait sa fille aînée et il savait ce qu’une éducation solide pouvait lui apporter. Lui-même savait lire et écrire grâce aux cours du prêtre de Santo-Pietro-di-Tenda et cela lui avait ouvert les portes du commerce. Sa femme n’avait pas reçu d’éducation, et même si il la trouvait vive et perspicace, il la voyait souvent dépassée à cause de son analphabétisme. Il ne voulait pas que ses enfants connaissent le même sort.

Murato était le village le plus proche avec une école, et malgré les deux heures de marche pour s’y rendre et les coups de férule que l’instituteur lui infligeait sur ses mains quand elle faisait des erreurs, elle ne manquait jamais une classe. C’est sur les bancs de cette école qu’elle avait grandi avec Petru. Ils n’avaient pas le droit de s’asseoir côte à côte en classe – les filles étaient mises au dernier rang, séparées d’une rangée vide des garçons – mais ils jouaient ensemble après l’école et étaient devenus amis. Cette période heureuse avait duré quelques années, le temps que Saveria apprenne à lire, écrire et compter. Une fois ces compétences acquises, il n’y avait plus de raison pour qu’une fille continue d’étudier, alors que ses frères et Petru avaient pu préparer leur collège. Qu’importe : elle avait continué pendant un temps d’accompagner ses frères jusqu’à l’école et attendait la fin de leurs cours pour revoir Petru. Elle emportait toujours un livre avec elle pour continuer de s’entraîner à lire pendant son attente. Les années passèrent et Petru poursuivit ses études à Bastia. Elle cessa de se rendre à Murato et resta chez ses parents pour s’occuper de la couture et de la corvée d’eau qu’elle devait aller chercher chaque jour.

Heureusement, Petru ne l’avait pas oubliée et lui écrivait régulièrement. Ses parents étaient au courant de ces courriers et les deux familles avaient acté leurs fiançailles. C’était il y a déjà cinq ans. Depuis ils se revoyaient chaque été quand Petru quittait son pensionnat de Bastia. À chaque fois, il avait la bonne intention de lui offrir un livre qu’il avait lu, car il savait qu’elle les dévorait et qu’elle pouvait difficilement s’en procurer.

Le regard de la jeune femme se balada sur le dernier ouvrage qu’il lui avait offert l’été précédent son départ pour Rome et l’école de médecine : L’Encyclopédie des maladies contemporaines. Elle l’avait longuement questionné sur ses études et, en guise de réponse, il lui avait donné cet ouvrage qu’il possédait en double. Les secrets et mots alambiqués que renfermait cette encyclopédie la passionnaient. Elle posa sa main à plat sur la couverture, le contact avec ce livre la rassurait. Elle pensa aux maladies et aux médecins qui les avaient découvertes. Elle les enviaient, elle qui n’était jamais sortie de sa vallée ni n’avait découvert quoi que ce soit. Elle comprit que, derrière le rêve d’épouser Petru, se cachait un autre rêve plus grand et totalement inaccessible : participer au progrès de ce monde qui changeait à grande vitesse. Elle avait tu ce rêve, car elle savait très bien qu’en devenant la femme d’un médecin elle n’aurait que le rôle d’aider son mari, et qu’il ne lui enseignerait que quelques mots de vocabulaire liés à sa pratique. Cette pensée lui fit voir sa situation sous un autre angle : c’était sans doute la seule opportunité de sa vie de sortir de son chemin tout tracé. Si elle voulait accomplir elle-même quelque chose de sa vie, elle devait se faire violence et se confronter à l’inconnu. La fièvre de découvrir le monde monta en elle.

C’est ainsi qu’elle prit la décision d’accepter le choix de ses parents et de partir pour Porto Rico. Elle ne savait pas ce qui l’attendait, mais elle devait remettre ses doutes à plus tard et faire confiance à son père. Dans l’immédiat, c’était à elle qu’il revenait d’expliquer à Petru ce qui lui arrivait et de rompre par une lettre leurs fiançailles. La tâche lui déplaisait, mais elle ne voulait pas qu’il l’apprenne par ses parents. Elle savait que chaque mot posé à l’encre allait lui arracher une partie de son âme. Elle sortit du papier du tiroir du bureau et se mit au travail.

Quand la lettre fut terminée, deux bonnes heures avaient passé. Elle reposa sa plume et recueillit la cire du bout de la bougie pour sceller l’enveloppe. Il était tard, elle devait se reposer pour entamer dès le lendemain les préparatifs du voyage. Elle eut du mal à fermer les yeux sous l’effet de l'excitation. Ce n'est qu'au lever du jour qu'elle s'endormit enfin.


Deux semaines plus tard, jour du départ.

Les embrassades avec ses parents furent longues, elle n’aurait jamais cru qu’ils l’aimaient autant. Elles les voyaient maintenant vieillissants, le départ avait levé le voile que l’habitude avait posé sur son regard. Leurs visages lui apparaissaient tels quels, avec dix ans de plus que ses souvenirs d’enfant auxquels elle s’était accrochés chaque année, ne voulant pas les voir vieillir. Ces visages abîmés par le soleil d’un travail ardu aux vignes, elle en aimait chaque ride. Elle avait sûrement dû en ajouter quelques unes en leur causant des soucis.

babbu, mamma vi mancherete, dit-elle en corse.

Elle qui refusait pourtant depuis des années de parler cette langue pour montrer qu’elle avait étudié, préférant le français de l’école pour parler à ses parents. Elle se trouvait idiote maintenant, tant de mots perdus avec sa mère qui aurait mieux compris en corse, tant de moments de complicité qui ne seraient pas rattrapés. Les larmes sur ses joues se mirent à couler, elle prit peur de devoir quitter sa famille. Son père qui avait tant donné pour sa fille la prit dans ses bras.

Quand elle s’arrêta de pleurer, il lui donna les dernières sommes qu’ils avaient mises de côté et lui dit d’un ton très sérieux :

— Là-bas, méfie toi des étrangers.

— Mais papa, c’est moi qui serai l’étrangère là bas !

Ils rirent et se reprirent dans les bras, elle doutait qu’elle aurait la force de partir si ces embrassades continuaient. Elle se détacha de son père soudainement. Elle prit sa valise où le livre de médecine de Petru prenait autant de place que ses vêtements et commença le chemin vers le col pour Bastia accompagnée d’un de ses frères. Son cœur était lourd mais ses pieds légers, car enfin commençait l’aventure de sa vie.