Une discussion
Les parents de Saveria possédaient un vignoble dans les bas du village, où les feuilles de vigne avaient enveloppé son enfance joyeuse. Son père vendait ses bouteilles de vin à Bastia et son commerce faisait vivre la famille de six enfants, dont Saveria était l’aînée. Les rires et pleurs des enfants Bonavita avaient animé la vallée du Nebbio, leur vie avait été bercée par le rythme régulier des saisons et des vendanges.
Néanmoins, l’humeur festive que répandait le commerce du vin s’était tarie lorsque les vignobles furent frappés un à un par la maladie du siècle, venue des Amériques. Le vignoble des Bonavita n’y échappa pas. Des boutons apparaissaient sur les feuilles de vigne qui, quand on les perçait, révélaient des larves dévorant progressivement la plante de l’intérieur. Le vignoble fut dévasté en une seule année. Le travail que son père avait hérité de son propre père tomba en poussière, laissant à la famille Bonavita — bonne vie — seulement leur nom pour se réjouir.
Le phylloxéra, cette mouche qui avait détruit leurs espérances, n’était pas la seule des plaies que connaissait la Corse à cette époque. Les lois du commerce avaient évolué, et l’arrivée des bateaux à vapeur plongea l’île dans une concurrence féroce avec les autres pays méditerranéens. La misère qui frappa les Bonavita était commune à d’autres familles qui, jusque-là, avaient pu vendre céréales, cédrats, oranges et huile d’olive à bon prix. La baisse soudaine des revenus entraîna une vague d’émigration sans précédent vers le monde entier. Chaque jeune ne pensait plus qu’à une seule chose : quitter son village et la Corse pour la promesse d’un avenir plus radieux, colporté par ceux qui avaient déjà réussi à l’étranger.
Petru, le fiancé de Saveria, avait suivi les pas d’autres aspirants à la médecine avant lui en allant faire ses études à Rome, où l’université était réputée. Une fois ses études terminées, il comptait exercer sur le continent où il pourrait gagner sa vie convenablement. Saveria rêvait qu’il l’emmenait avec lui. Elle n’avait que faire du fait que cette exode générale condamnait la Corse en lui enlevant sa jeunesse. Elle voulait être heureuse et attendait son heure avec impatience.
La voilà qui rentrait chez elle, retrouvant sa famille pour le souper. Dès qu’elle franchit la porte, son père l’interpella :
— Tu es en retard, dit-il sèchement.
— J’ai croisé la vache des Pianelli… je l’ai reconduite à leur ferme, répondit-elle après une hésitation, prise de court par son père.
— Je sais que tu me mens, répliqua-t-il aussitôt. Tu as profité d’aller chercher l’eau pour te baigner dans la rivière. Tes cheveux ne sont même pas encore secs. Mais qu’importe, nous t’avons toujours laissée libre. Ce n’est pas le sujet dont nous parlerons à table.
Son humeur âpre tranchait avec son tempérament habituellement joyeux. Quelque chose le rongeait, pour qu’il parle ainsi à sa fille aînée, qu’il chérissait tant.
— Pose ta cruche et dresse le couvert, lança sa mère en sortant de la cuisine. Je me suis déjà occupée de l’eau et du repas vu l’heure.
Son père ajouta :
— Mets seulement trois assiettes. J’ai demandé à tes frères et sœurs de nous rejoindre plus tard. Nous devons te parler avant.
Si tous deux étaient de pair, et qu’elle n’avait pas ses frères et soeurs pour la soutenir, elle n’avait aucune chance et allait passer un sale quart d’heure, qu’importe la raison. Elle ne pipa mot et dressa le couvert. Sa mère apporta une soupe au lard. Saveria nota que c’était la première fois depuis quelques temps qu’elle avait de la viande dans son assiette, ce qui pouvait s’annoncer comme un signe d’une relative clémence. Ses parents entamèrent la soupe mais leurs propos lui avaient coupé l’appétit. Lorsque son père reposa sa cuillère elle osa demander :
— Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?
— Tu n’as rien fait de mal, répondit-il.
Saveria était perplexe, son père poursuivit :
— Tu sais à quel point nous avons souffert depuis la mort de nos vignes.
— Nous avons tout perdu il y a trois ans, enchaîna sa mère. Et aujourd’hui, nos réserves d’argent et de bouteilles arrivent à leur fin.
Elle avait toujours eu autant la main sur les affaires que son mari.
— Tant que tes grands-parents vivent, nous ne pouvons pas quitter le village, reprit son père. Pourtant il le faudrait : plus aucun travail ni salaire ne nous attendent ici.
Sur ce point Saveria hocha la tête. Ses grands parents vivaient dans la maison voisine. Ils comptaient sur ses parents pour tout et appartenaient à Santo-Pietro-di-Tenda comme les arbres sur la place de l’église. Quitter le village revenait à les condamner à une mort silencieuse.
Son père reprit :
— Nous ne croyons plus en un miracle et nous devons encore nous charger de tous tes frères et soeurs. Nous ne pouvons plus nous occuper de toi. Petru, que nous apprécions, a encore de longues études devant lui avant de gagner le moindre sou. Nous ne pouvons pas attendre qu’il les termine, si jamais il y arrive, car sa famille a également des problèmes d’argent. Nous pensons qu’il serait mieux pour toi de partir et faire ta vie ailleurs, nous n’envisageons plus un avenir qui te serait favorable en Corse.
Il prononça la dernière phrase lentement, en baissant les yeux vers sa soupe, presque honteux de la situation d’échec qui poussait la famille à s’éclater. Sa mère, moins timorée, continua :
— Tu te rappelles de ton cousin Ghjuvanni qui est parti faire fortune aux Amériques ? Il nous a vanté dans ses lettres sa réussite et il désire renouer avec notre famille. Il est riche et il est prêt à nous aider généreusement en t’accueillant chez lui, à Porto Rico.
— Il parait que cela ressemble à la Corse ! S’exclama son père, pris d’un regain de volonté par tout ce qui mentionnait les Amériques. Il avait toujours voulu voyager, enviant sans se l’avouer ceux qui avaient quitté femme et enfants pour l’inconnu. Que sa fille parte à sa place, c’était presque comme y aller lui-même.
Saveria, elle, ne partageait pas cette excitation. Elle était sidérée et ne savait pas quoi dire à ses parents dont elle était sûre qu’ils avaient déjà tout prévu, omettant seulement de lui demander son avis. Elle demanda après un long silence :
— Quand est prévu le départ ?
— Dans deux semaines, Micetta.
Saveria en eut le souffle coupé. Elle se leva et sous le regard hagard de ses parents monta à l’étage en leur disant qu’elle devait réfléchir, que leur décision la surprenait, que tout était beaucoup trop précipité. Arrivée en haut de l’escalier, elle entendit sa mère qui lançait, assez fort pour être entendue :
— Toi qui voulais voir du pays !